Date : 2014-11-20
Lieu :

Réunion animée par Denis ELIAS (Renault), Président de l’Afope.
Compte rendu de Nicole Blanchi-Manger (Efidis)
La culture, les valeurs, les mécanismes de coopérations sont des éléments constitutifs de l’ADN propre à chacune de nos entreprises. Héritages du passé, ils peuvent être perçus comme autant de freins au changement, aux mutations. Peut-on envisager un projet de transformation en les ignorant ou en les considérant comme un boulet ou doit-on au contraire chercher à les caractériser pour y trouver les leviers du progrès et de la performance. Et quand une mutation induit une évolution de la culture de l’entreprise (pour autant qu’on sache la définir), comment en tient-on compte et comment s’accommode-t-on du temps nécessaire à cette évolution ?
Deux témoignages ont illustré ce sujet.

Intervention de Thierry MESLIN, directeur de projets à la division production nucléaire d’EDF

« Réussir les grands projets transformation. 20 bonnes pratiques pour changer l’entreprise »

Le projet OEEI a pour objectif « d’obtenir et maintenir un état exemplaire des installations du parc nucléaire d’EDF ». Il est né du constat que les centrales nucléaires françaises n’étaient pas au même niveau que le parc des « meilleurs exploitants du monde ». Au départ, il s’agissait d’un projet essentiellement technique prévu sur 5 années et l’entreprise s’est vite rendue compte qu’il s’agissait d’un véritable changement culturel.

Les bénéfices attendus du projet portaient sur la sécurité du personnel et de l’environnement, la qualité d’exploitation et de l’environnement de travail, la compétitivité, la durabilité des installations et la qualité du service rendu au réseau de transport de l’électricité.

Le projet s’est construit sur trois axes : technique, organisationnel et managérial.

Dans la manière de travailler, certains changements radicaux (ex. interdiction de fumer sur les sites, règles strictes de rangement et étiquetage du matériel…) se sont heurtés au poids des habitudes internes ou des prestataires externes.

L’idée essentielle du projet était la pérennisation des changements, avec les facteurs clés du succès suivants :

• La définition d’un objectif légitime,

• La cohérence avec la stratégie de l’entreprise,

• Le portage managérial du projet,

• La responsabilisation de chaque centrale nucléaire,

• Une conduite du changement organisée,

• Une animation nationale du projet en appui permanent aux centrales.

Le but était de découper le projet pour qu’il soit exigeant pour tous et fédérateur, avec un changement en profondeur.

Le projet a été loti en 6 domaines :

• 19 projets de sites, validés par un jury national,

• Un dispositif d’évaluation des résultats par rapport aux exigences formulées,

• La conduite des changements culturels,

• des travaux de rénovation dans le domaine industriel,

• Des travaux d’ingénierie et de modification,

• Des réalisations dans le domaine tertiaire.

La planification a été établie de façon globale pour clarifier les exigences du projet, avec des plannings « compréhensifs » pour chaque projet de site.

Les résultats des actions sont mesurés dans le temps en suivant l’indicateur « Etat des installations » sur une échelle à 7 niveaux (allant d’inacceptable à excellent).

Le pilotage d’un programme de 19 projets nécessite :

• Un objectif clair : niveau d’exigences,

• Le partage : les valeurs, les échanges sur les techniques et méthodes de travail,

• Un réseau solidaire : des équipes de projet solidaires entre elles (émulation mais pas de compétition), des interventions des différents sites alternativement en demande ou en ressource.

Il s’appuie sur :

• Une méthode de conduite sur glace (pas d’à-coups),

• Une présence terrain,

• Le baromètre du changement.

Au départ, en 2007, le constat révélait des écarts importants d’état des équipements entre le meilleur et le moins bon des sites, notamment en raison de la disparité des conditions météorologiques. A ce jour, les écarts sont lissés pour une homogénéité des niveaux et pratiques entre les 19 sites nucléaires d’EDF.

Sur chacun des sites, la culture dominante jusque dans les années 2000, était une culture sidérurgiste et ouvriériste avec des valeurs professionnelles fortes (notamment attachement à l’outil industriel) mais peu sensibles à d’autres exigences telles que l’environnement ou la propreté.

Le baromètre du changement, basé sur la méthode OCAP (développée par l’universitaire David AUTISSIER) a été construit avec des questions permettant d’appréhender le niveau d’appropriation des changements et les causes associées (ex. connaissance de l’existence du référentiel remis en mains propres contre signature…).

Parmi les bonnes pratiques relevées :

• Des outils d’évaluation objectifs et lisibles avec des faits observables sur le terrain et utilisés en transverse, afin de favoriser la mise en œuvre d’actions d’amélioration,

• La mesure des performances a été un des leviers les plus stimulants pour faire progresser les sites,

• L’évaluation « croisée » de sites, organisée avec une équipe de pairs sur une durée de 3 jours, avec photos à l’appui, est un dispositif qui rencontre un certain succès. La restitution des évaluations devant le directeur du site est perçue par les équipes du site comme un levier d’action pour correction des écarts, et non comme un audit.

Les plus gros points de résistance ont porté sur :

• Le changement du regard des mécaniciens sur les fuites (dans l’industrie, on conçoit qu’une machine puisse suinter) : il s’agit d’une culture de métier qui a pu évoluer à l’aide du benchmark externe (propreté des centrales suisses et allemandes) et interne (centrale exemplaire de saint Laurent des Eaux),

• Le changement des pratiques métiers des conducteurs de centrales.

Le projet a rencontré quelques passages difficiles, notamment la deuxième année au cours de laquelle il a été nécessaire de renforcer l’appui du « national » sur les sites pour :

• relancer les projets de sites et favoriser les actions à résultats visibles plus rapidement

• mettre en œuvre une communication visuelle.

En synthèse, il faut que les anciennes pratiques deviennent insupportables pour que les nouvelles soient acceptées.

La pérennisation de la démarche suppose de pourvoir terminer le projet, en vue d’établir une transaction durable entre un investissement important et un fonctionnement permanent.

Intervention de Philippe MONDAN et Stéphanie NADJARIAN, du cabinet KEA et Partners

Le cabinet KEA a travaillé sur des méthodes et leviers de process et d’organisation pour faire évoluer la performance en s’appuyant sur la transformation de la culture d’entreprise. Une approche permettant de « factualiser » la culture d’entreprise en la caractérisant et en la mesurant, doit permettre de trouver des leviers d’amélioration et de transformation pour accroître la performance.

Le changement est une cible déterminée, alors que la transformation est un processus permanent par lequel une organisation évolue sous l’influence de son environnement et de ses forces internes. Un changement est un saut de performance, mais pour être pérenne, il nécessite que l’entreprise et les hommes se transforment => évolution culturelle.

Une transformation est d’autant plus puissante qu’elle suscite un élan collectif durable : il s’agit alors d’une transformation socio-dynamique.

Le « secret » de la performance durable se résume comme suit :

• Un leadership,

• Une vision inspirée et une mission gratifiante,

• Une stratégie solide (buts, objectifs, indicateurs),

• Une culture saine (valeurs partagées, cohésion du groupe, structures alignées).

En regardant l’entreprise par le double prisme de la santé de la culture et de la stratégie, on peut classer la situation de l’entreprise dans une matrice avec 4 catégories :

• Prospérité despotique (stratégie solide mais faiblesse de la culture de la culture d’entreprise),

• Dynamique missionnaire (l’entreprise apporte à la société un service reconnu et les collaborateurs vont se mobiliser pour le rendre),

• Désarroi identitaire (faiblesse de la stratégie et de la culture),

• Destinée incertaine (culture forte mais stratégie peu solide).

En fonction de chacune de ces situations, il faut travailler sur la définition de la stratégie et/ou l’évolution de la culture de l’entreprise.

La santé de la culture d’entreprise se mesure avec des outils évaluant les valeurs personnelles, les valeurs de culture actuelle et valeurs de culture désirée selon la méthode définie par Richard BARRETT (consultant, philosophe, enseignant et auteur britannique).

Pour ce dernier, l’observation d’entreprises qui réussissent plus ou moins permet de conclure que la performance s’obtient avec un haut niveau d’engagement et d’implication des collaborateurs. Le classement « les 40 entreprises où il fait bon vivre » (USA) confirme cette analyse en démontrant que ce sont les entreprises qui se préoccupent de satisfaire les besoins de leurs salariés qui ont les meilleures performances économiques.

La théorie de Maslow qui hiérarchise les besoins de l’homme (des besoins physiologiques au besoin d’accomplissement) a été adaptée par Richard BARRETT en classant les niveaux de conscience de l’homme : niveaux d’intérêt personnel (survie, appartenance, estime de soi, développement personnel) à des niveaux d’intérêt collectif (trouver du sens à sa vie, collaborer avec son environnement, être au service de l’humanité).

Richard BARRETT a transformé ces différents niveaux en valeurs pour l’individu, l’entreprise et la société. Le modèle de BARRETT s’appuie sur une enquête établie en questionnant le salarié sur ses valeurs personnelles, celles qu’il voit dans son entreprise, celles qu’il identifie en cible pour son entreprise. Le référentiel de valeurs utilisé classe les mots retenus par les répondants en trois catégories de valeurs :

• Personnelles,

• De la culture actuelle d’entreprise,

• De la culture désirée pour l’entreprise,

avec des valeurs d’intérêt personnel, des valeurs de transformation et valeurs de bien commun.

Le « taux d’entropie culturelle », qui s’établit en mesurant la proportion de valeurs freins exprimées par les répondants, est un indicateur de la santé de la culture d’entreprise.

Pour la population française adulte, le classement des valeurs par ordre d’importance est le suivant :

• Valeurs personnelles : famille, honnêteté, amitié, respect, autonomie, humour, plaisir, assumer ses responsabilités, écoute, générosité, savoir-vivre,

• Valeurs de culture actuelle : travail d’équipe centré sur les résultats, productivité, satisfaction des clients, hiérarchie, réduction des coûts, professionnalisme, confiance, assumer ses responsabilités, équilibre vie privée/vie professionnelle,

• Valeurs de culture désirée : communication efficace, confiance, épanouissement, des collaborateurs, satisfaction des clients, créativité, reconnaissance et appréciation des collaborateurs, travail en équipe, bien-être (physique, émotionnel/mental), honnêteté, équilibre vie privée/vie professionnelle.

L’outil de BARRETT est une photographie qui permet de partager les résultats et travailler sur le sens des mots. La valeur « professionnalisme » est présente dans toutes les entreprises, mais quel sens lui donne-t-on dans chaque organisation ?

La photographie des valeurs en entreprise réalisée par une enquête depuis plusieurs années en France démontre que les valeurs n’ont pas beaucoup évolué. Toutefois, des distinctions apparaissent entre hommes et femmes. Par exemple, les femmes citent davantage la valeur  « équilibre vie privée/vie professionnelle ».

On note aussi des écarts entre générations. Ainsi, les plus jeunes citent des valeurs freins : culture de blâme, de bureaucratie, alors que les 35/50 ans citent d’abord la hiérarchie et la réduction des coûts comme valeurs actuelles en entreprise.

L’exemple de l’entreprise Ned Bank (Afrique du Sud) qui rencontrait de grosses difficultés économiques, illustre l’exploitation qui peut être faite de cette mesure des valeurs. Le directeur général a été jusqu’à fixer aux membres de son COMEX un objectif sur l’évolution favorable du taux d’entropie (valeurs freins à la transformation de l’entreprise).

En conclusion, lorsqu’on travaille sur les valeurs, ce ne sont pas les mots qui comptent, mais les concepts et les preuves qui y sont associés.

Il convient d’avoir à l’esprit quelques points d’attention, notamment :

• Se garder de faire une religion des valeurs,

• Travailler sur les valeurs freins sans complaisance,

• Les valeurs n’existent que par leur mise en pratique dans l’entreprise où l’exemplarité jour un rôle fondamental, à commencer par celui des dirigeants,

• S’appuyer sur le management intermédiaire.

 

INTERVENANTS

Thierry MESLIN, Directeur de Projets à la division production nucléaire d’EDF, a occupé des postes à la construction des premières centrales françaises à eau pressurisée et à l’exploitation du site de production nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux.
Avec David Autissier, il a écrit le livre “Réussir un grand projet de transformation – 20 bonnes pratiques pour changer l’entreprise – Le projet OOEI du parc nucléaire d’EDF” (Editions d’organisation – 17/11/2011)
Philippe Mondan et Stéphanie Nadjarian du cabinet Kea & Partners

ANNEXES

24 nov 2020 – culture – keapartners

24 nov 2020 transformation nucléaire eDF